Cher Laurent,



je me permets de te tutoyer, à quelques mois près, on a le même âge.



Si je t'écris, aujourd'hui, c'est parce que je t'en veux.



Moi, c'est Florence. Alors tu vas me googler et découvrir que je suis journaliste. Mais ce n'est pas la journaliste qui t'écrit. J'aurais été prothésiste ongulaire ou architecte, j'aurais fait la même chose.



Bref, moi, la fille de 30 ans, je t'en veux. Mais on va commencer par le commencement.



Je suis née le 2 août 1981 à Namur. Je suis de la génération qui disparaissait des après-midi entières pour faire des dérapages avec son torpédo et se mettre des cailloux plein les genoux sans trouver, à son retour, la gendarmerie sur le pied de guerre et ses parents morts de trouille. Je suis de la génération qui allait à pied à l'école à 10 ans et qui n'avait pas de GSM. Celle qui mangeait des Yes.





J'avais 8 ans quand Elisabeth Brichet a disparu. Je m'en souviens. J'espère que je ne réécris pas l'histoire, mais je pense que ça a été un tournant dans mon enfance. Elle était de Namur, on connaissait tous quelqu'un qui la connaissait. Soudainement, le mal s'est invité dans ma vie. Avant, le mal c'était Elodie et Nadège, les deux tyrans en robes Barbie qui m'embêtaient dans la cour.



Avec ma meilleure amie, et nos torpédos, on pédalait loin, parfois un peu trop loin. Puis on revenait vite, très vite, comme si quelqu'un en Mercedes blanche nous poursuivait. On avait trouvé un nouveau loup garou. Puis on s'effondrait, haletantes, sur le seuil de la maison de mes parents. On prenait des Cent Wafers, on les faisait fondre au soleil, et on les mangeait, couche après couche. C'était top.



J'avais 8 ans, des cuisses de mouche et un ventre encore tout rond. Je n'imaginais pas que ça puisse exciter quelqu'un. Et c'était très bien comme ça. Je ne savais pas pourquoi on avait enlevé Elisabeth. D'ailleurs personne ne le savait.



J'ai eu une chance que tu n'as peut-être pas eue, Laurent. J'ai eu des parents extraordinaires, qui m'ont protégée de tout ça. Peut-être ont-ils passé des nuits à se signer en pleurant « pas ma fille, je vous en prie ». Mais je n'en n'ai jamais rien su.



Mes parents m'ont appris à ne pas faire confiance à n'importe qui. Mais ils m'ont tenue éloignée de la parano. Je ne devais pas, pour autant, craindre tout le monde. Ils m'ont appris à me fier à mon instinct. Et ils m'ont laissé faire du torpédo l'après-midi.



J'avais 13 ans quand Julie et Mélissa ont disparu. Je me souviens des affiches « 5 semaines déjà. Aidez-nous à les retrouver ». Et du caleçon bleu à pois blancs que portait l'une d'elle.



J'avais 15 ans quand j'ai vu, au JT, Sabine, tremblante et en larmes, être emmenée loin de la maison de Marc Dutroux.



J'ai appris, j'ai compris, la pédophilie, tout ça. Je savais qu'elle avaient été violées. C'était affreux, inimaginable. Des cuisses de mouche et des ventres encore ronds.



J'ai compris aussi que quand je mettais mes plus belles Doc Martens avec ma robe à fleurs, j'allais potentiellement plaire à des hommes, pas seulement à des garçons. J'ai pas aimé. Je me sentais mal à l'aise, presque sale.



J'avais presque 23 ans quand on a retrouvé Elisabeth. Là, j'ai pleuré. Parce que pendant des années, j'ai pédalé très vite. Et ses parents ont ramé, très fort. Alors qu'elle était morte. Le jour même. On avait mis un nom et un visage sur le loup garou de mon enfance. Tout ça pour ça.



Tout ça pour dire, Laurent, que je t'en veux. Depuis quelques jours, tu m'as obligée à me poser des questions dégueulasses. Des trucs que je veux pas imaginer. Des trucs auxquels, en tant que journaliste, je serai peut-être confrontée un jour. Mais c'est autre chose. De nouveau, c'est pas la journaliste qui t'écrit.



Aujourd'hui j'ai 30 ans, j'ai plus de torpédo. Et je veux pas me demander jusqu'à quel état de décomposition d'un corps on peut déceler des anus dilatés. Et combien de temps un anus de petite fille reste dilaté après un viol.



Voila Laurent, c'est pour ça que je t'en veux.

Et je voudrais que tu t'arrêtes, maintenant. S'il-te-plait.



Florence